Par Yazid Sabeg (Le Figaro)
Concevoir un avenir commun entre la France et l'Algérie, après les épreuves de la colonisation et de la guerre, est un devoir impérieux pour les deux pays.
Maintes fois réitéré – la dernière, à Alger en mars 2003 –, ce désir réciproque de rapprochement et d'alliance a jusqu'ici été sans cesse reporté. Le parcours tumultueux de la loi du 23 février 2005 est le dernier obstacle en date. Les circonstances de son adoption, et le débat public soulevé par l'article 4, prochainement déclassé, nous rappellent l'ampleur des tensions, des non-dits, et le chemin qui reste à parcourir.
Maintes fois réitéré – la dernière, à Alger en mars 2003 –, ce désir réciproque de rapprochement et d'alliance a jusqu'ici été sans cesse reporté. Le parcours tumultueux de la loi du 23 février 2005 est le dernier obstacle en date. Les circonstances de son adoption, et le débat public soulevé par l'article 4, prochainement déclassé, nous rappellent l'ampleur des tensions, des non-dits, et le chemin qui reste à parcourir.
Il n'est pas inutile de revenir sur les raisons de ces difficultés et de ces errements. La reconnaissance du fait colonial comme un dévoiement contraire aux valeurs de la République est certainement un point de passage obligé du rapprochement et de l'apaisement des esprits. Mais cet effort de reconnaissance est trop souvent compris comme une injonction à l'aveu, à l'excuse ou à la repentance. Au contraire, re-connaître consiste à «connaître à nouveau», à caractériser les faits pour les porter à la lumière et les restituer dans toute leur complexité. C'est déjà bien suffisant, pour ne pas en plus s'enferrer dans la comptabilisation morale des bienfaits et des crimes.
La tentation de l'excuse égare les esprits sur de fausses pistes. Elle a déjà provoqué suffisamment de ravages et compromet toute réconciliation. Elle attise les passions et invite à rejouer, presque un demi-siècle plus tard, un sordide «remake» de la guerre d'Algérie par descendants interposés. Elle pousse les inquisiteurs à refaire le procès de la colonisation, quitte à adopter un regard anachronique sur les décisions de l'époque. Elle excite par réaction les thuriféraires des «effets positifs» qui veulent rappeler «les mérites» de la «mission civilisatrice». Ces débats stériles opposeront toujours ceux qui accusent «la France d'être une garce» à ceux qui donnent dans la crispation républicaine bornée parce que «la colonisation avait du bon». Cette confrontation est inutile pour la bonne compréhension d'une histoire complexe, et préjudiciable pour notre rayonnement. A fortiori quand l'ex-colonisateur s'attribue les bons points et s'immisce dans les affaires d'un pays indépendant, en suggérant indirectement tout le rôle bénéfique dont celui-ci serait logiquement redevable !
Nous venons de vivre un nouvel épisode de cet accès d'arrogance et de régression. La guerre des mémoires s'accélère, car certains se sentent attaqués, d'autres insuffisamment reconnus, et tout le monde revendique agressivement «un» passé, s'inventant parfois des filiations imaginaires, déformant la réalité et voyant partout la perpétuation du système colonial, d'autant plus caricaturé qu'il est méconnu, et rabattant sur une souffrance personnelle ce qui relève d'une douleur collective et d'une leçon universelle.
Face à cela, il est bon de rappeler deux ou trois choses très simples. L'auscultation passionnelle et compassionnelle de l'histoire doit cesser. Elle n'a aucun sens. La France n'a pas attendu une quelconque repentance de l'Allemagne pour lui tendre la main et construire un avenir commun avec elle sur la base du traité de l'Elysée, en 1963.
Imposée par la force, achevée dans la douleur, la présence française en Afrique du Nord n'était pas désirée, et n'avait pas lieu d'être. Elle ne peut pas faire l'objet d'une pesée en terme d'aspects «positifs» ou «négatifs». C'est une curieuse habitude que d'estimer les bienfaits d'une situation déjà en elle-même illégitime.
Ensuite, nous sommes dans une conjoncture historique exceptionnelle. Le président a décidé de la saisir, l'opinion publique doit faire de même. Les responsables qui vont prendre la relève en France et en Algérie n'ont été ni témoins ni acteurs directs de la colonisation ou de la décolonisation. Ils n'ont rien à se reprocher et ont simplement le devoir de mieux comprendre ce qui s'est passé. Ceux qui ont connu la guerre, arrivés au soir de leur vie, souhaitent légitimement témoigner d'un divorce traumatisant. Une nouvelle génération d'historiens émerge, les travaux universitaires prennent l'ascendant sur les partis pris militants. C'est le moment propice où les pages douloureuses doivent se tourner.
L'avenir de la relation franco-algérienne peut compter sur deux piliers. D'abord, les liens humains qui unissent les deux pays sont multiples et profonds. Notre mémoire est plurielle. Il n'y a pas les «descendants des ex-colonisateurs» d'un côté, et les «descendants des ex-colonisés» de l'autre. Les liens humains qui se sont tissés sont trop étroits et rendent caduque toute tentative de lecture en ce sens. L'Algérie a été française, les «Franco-Algériens» sont divers, multiethniques, composés de ceux qu'on appelait des Français de souche européenne, d'immigrés, d'enfants d'immigrés, de harkis, d'enfants de harkis. Le peuple de notre pays comporte cet élément gigantesque de plusieurs millions de personnes, pétris de sentiments d'attachement profonds pour la France, des Franco-Algériens qui ont souffert de la déchirure de l'indépendance et des conditions dans lesquelles elle s'est faite, d'autres qui ont perdu un être cher, qui ont le sentiment d'avoir perdu une partie d'eux-mêmes. Cet enchevêtrement complexe impossible à défaire a irrévocablement façonné l'histoire des deux pays dans une étoffe indéchirable. Deux pays forcés «à s'entendre l'un avec l'autre», sous peine d'engendrer des déchirements internes douloureux.
La mixité franco-algérienne doit être reconnue et déboucher rapidement sur une alliance stratégique, structurée, et dense, car – et c'est le deuxième pilier – c'est l'intérêt mutuel des deux pays. La France doit se projeter dans ce que sera le Maghreb dans quelques années seulement : 100 millions de personnes, le premier locuteur de notre langue nationale, un terrain privilégié de rayonnement, un partenaire central à tous les niveaux. Cette collaboration géopolitique est absolument vitale pour la France, dans une région du monde qui sera sans doute la seule où elle aura quelque influence et pourra défendre son rang de puissance. Cette alliance s'impose aussi comme une pièce maîtresse de l'Union du Maghreb arabe, et le maillon essentiel d'une alliance plus large entre l'Europe et le Maghreb.
Pour ces raisons, comme beaucoup de Français, je soutiens la décision du président de la République de faire abroger l'article incriminé. Profitons de cette décision pour mettre un terme à la guerre des mémoires qui empoisonne les relations entre les deux pays. Je suis convaincu qu'elle nous permettra de commémorer le fait colonial sans passions déplacées, comme une douleur dont la mémoire ne doit pas affecter l'avenir.
Reconnaître son passé, c'est faire émerger les pages sombres qui y ont été enfouies, occultées, non pour se repentir ou s'enorgueillir, mais pour les partager. Ce sera possible lorsque sera établi un vaste champ de coopération politique qui traitera ainsi de notre histoire commune. Villes jumelées, échanges scolaires ou universitaires, programmes de langues, rédaction d'un manuel d'histoire en commun, comme ce sera bientôt le cas entre la France et l'Allemagne : les projets potentiels ne manquent pas. L'alliance franco-algérienne devra inclure une dimension politique et stratégique, animée par les institutions, enrichie par la contribution des sociétés civiles, et en particulier les historiens.
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